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Le titre du prochain colloque Uforca, Problèmes de la beauté, invite à mettre la focale sur la façon dont la question de la beauté se pose, au cas par cas, dans la clinique contemporaine et sur ce qu’elle recouvre sur un plan épistémique.
Peu de textes analytiques sont entièrement consacrés à ce concept – excepté, bien sûr, certains dédiés à la sublimation ou à l’art. Des notations majeures apparaissent cependant chez Freud et Lacan. Ils en ont précisé, pour l’un l’origine, pour le second la fonction. Tous deux ont repéré ses accointances avec ce qui insiste et résiste au dire. Ce serait même « le défaut du beau que Freud fait parler[1] ». Cherchant à spécifier ce qui sous-tend le phénomène du beau, il avance, en 1915, dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle : « Il me paraît incontestable que le concept du “beau” a ses racines dans le terrain de l’excitation sexuelle et qu’il désigne à l’origine ce qui est sexuellement stimulant[2] ».
Partant de ce repérage freudien concernant le point d’ancrage de la beauté dans une excitation, dans une jouissance indicible rencontrée, Claude This isole l’émoi esthétique de l’Homme aux rats et formule cette hypothèse : « le concept d’Unheimliche, aux frontières de l’esthétique, concerne fondamentalement la mise en jeu de la castration[3] ». Autrement dit, l’inquiétante étrangeté traverse le voile esthétique et a partie liée avec la castration. En somme, l’esthétisme recouvre l’horreur de la perte.
Dans « Kant avec Sade », la formule bien connue de Lacan définit « la fonction de la beauté » comme une « barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale »[4]. Il s’agit moins de la question de la barrière que de celle de l’horreur, logée au fondement même du rapport du sujet au langage, et qui concerne la Chose – ce à quoi le sujet ne peut éviter de s’affronter et contre lequel il se cogne. L’artifice de la barrière s’avère donc nécessaire. À ce titre, la beauté n’est qu’un dernier recours, car si elle interdit in extremis l’horreur en jeu, elle indexe tout autant celle-ci.
Cette horreur, c’est également le point d’irreprésentable, qui porte le nom de a. Ce a est un point non su, qui troue l’image dans le miroir. Il est le reste d’une opération, un objet toujours déjà perdu. Si celui-ci ne peut être représenté en soi, la beauté peut néanmoins avoir valeur de i(a), c’est-à-dire d’une « image qui cache, qui accorde, indique Jacques-Alain Miller, toute la splendeur de l’imaginaire, de la beauté à ce qui, en soi, n’a rien de si joli », l’irreprésentable, le déchet, voire, « par exemple, les analystes »[5]. Aussi, « la beauté tient à l’image[6] » – en cela elle peut faire couple avec la méchanceté, qui est relative au signifiant, souligne J.-A. Miller dans L’Autre méchant.
Voici quelques balises concernant la fonction de la beauté en psychanalyse. Une question demeure, qu’il ne s’agit pas d’évacuer et qui peut tarauder le lecteur : faut-il alors encenser le voile ? Pas sûr…
Les textes de ce numéro interrogent cette voilette de la beauté, voire la critiquent, au sens où ils en déterminent la portée, ils en font l’examen méthodique à la lumière de la psychanalyse. Ils explorent les différentes facettes de la beauté, élevée au rang de concept.
[1]. Anonyme, « Note sur la beauté », Scilicet, no 6-7, 1976, p. 338.
[2]. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989, p. 67, note 1.
[3]. This C., « Beauté et sexe : l’émoi esthétique chez l’Homme aux rats », Analytica, no 11, octobre 1978, p. 11-12.
[4]. Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 776.
[5]. Miller J.-A., « Causerie sur l’amour », Cahiers de l’ACF-VLB, no 10, printemps 1998, p. 10.
[6]. Miller J.-A., in Miller J.-A. (s/dir.), L’Autre méchant, Paris, Navarin, 2010, p. 85.